John Zerzan: Point de rupture?


Le prix, rapidement croissant, de la vie moderne atteint un niveau plus élevé que nous n'avons pu l'imaginer. Une métamorphose se précipite et change la texture du vivant, l'entière sensation que nous avons des choses.

Il n'y a pas si longtemps, il ne s'agissait que d'une modification partielle ; désormais la Machine converge sur nous, pénétrant toujours davantage le coeur de nos vie, assurant une emprise implacable à sa logique. La seule continuité stable était celle du corps ; celle-ci est devenue vulnérable d'une manière inédite.

Nous sommes aujourd'hui soumis à une culture, selon Furedi (1997), « de haute anxiété qui jouxte un état de panique totale. » Le discours postmoderne supprime les articulations de la souffrance, en une manifestation de sa capacité à s'accommoder d'une désolation accrue et systématique.

Le développement des maladies dégénératives chroniques permet d'opérer un parallèle inquiétant avec l'érosion permanente subie par tout ce que la culture industrielle compte de sain et de porteur de vie. Si la maladie peut être ralentie quelque peu dans sa progression, aucune rémission n'est imaginable dans le contexte qui en a permis l'apparition au départ.

Aussi intensément que nous désirions la communauté, force est de constater la mort de celle-ci. McPherson, Smith-Lovin et Brashears (American Sociological Review 2006) nous apprennent qu'il y a 19 ans l'Américain typique avait trois amis proches ; aujourd'hui ce chiffre est de deux. Leur étude nationale révèle également que, durant la même période, le nombre d'individus ne disposant d'aucun ami ou confident a triplé.

Les chiffres du recensement montrent une nette élévation du nombre de foyer ne comptant qu'une seule personne alors que la technoculture - et sa prétendue « connectivité » - développe sûrement l'isolement, la solitude et le vide.

Au Japon « les gens n'ont tout simplement pas d'activité sexuelle » (Kitamura 2006) et le taux de suicide augmente rapidement.

L'Hikkimori, ou auto-isolement, concerne plus d'un million d'individus, qui restent dans leur chambre durant des années. Là où la technoculture est la plus développée, les niveaux de stress, de dépression et d'anxiété sont les plus élevés.

Les questions et les idées ne peuvent être que des courants dans le monde dans la mesure où la réalité, externe et interne, le permet.

L'état actuel, en nous entraînant vers la catastrophe, diffuse une réalité en termes non équivoques. Nous sommes promis à une collision frontale entre de nouvelles questions urgentes et une totalité - la civilisation globale - qui ne peut fournir de solutions. Un monde qui n'offre aucun futur, mais qui ne semble pas l'admettre, met en péril son propre avenir en même temps que celui de la vie, de la santé et de la liberté de tous les êtres de la planète. Les dirigeants de la civilisation ont déjà dilapidé les quelques faibles chances qu'ils avaient de se préparer à la fin de la vie sous sa forme connue en choisissant de chevaucher la crête de la domination sous toutes ses formes.

Il est désormais clair pour certains que la profondeur de la crise en cours d'expansion, qui est aussi déshumanisante qu'elle est écocide, découle des institutions cardinales de la civilisation elle-même. Les promesses discréditées des Lumières et de la modernité représentent le summum de la grave erreur connue sous l'appellation de civilisation.

Rien ne permet de prévoir que cet Ordre renoncera à ce qui l'a défini et perpétué et il est apparemment peu probable que ses différents soutiens idéologiques soient en mesure de se confronter aux faits.

Si l'écroulement de la civilisation a déjà commencé, en un processus désormais officieusement mais largement reconnu, la possibilité existe qu'un refus ou un abandon de la totalité régnante se diffuse. Cependant, sa rigidité et son déni pourraient dresser le cadre d'une évolution culturelle d'une ampleur inédite, susceptible de se déployer rapidement.

Bien sûr un changement de paradigme qui modifierait radicalement ce système enraciné mais vulnérable et fatalement défectueux est loin d'être inévitable.

Il se pourrait en effet que trop d'individus, pour les raisons habituelles (la peur, l'inertie, l'incapacité manufacturée, etc...), acceptent la réalité telle qu'elle est jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour faire autre chose que d'en gérer l'écroulement.

Il est intéressant de relever qu'une conscience croissante du mauvais tour que prennent les choses, bien que rudimentaire et individualisée, est alimentée par un malaise profond et viscéral et, dans bien des cas, par une souffrance aiguë. C'est là que réside l'opportunité. Grâce à cette nouvelle perspective qui s'ouvre clairement, la tâche à accomplir se précise qui consiste à confronter ce qui fait face à notre espèce et à abattre les barrières menaçant la survie planétaire.

Le temps est venu d'une mise en accusation indiscriminée de la société et de la civilisation de masse. Il est au moins possible que, de différentes manières, un tel jugement sera capable de défaire la machine de mort avant que la destruction et la domestication n'aient tout inondé.

Bien que ce qu'il s'est déjà produit nous aide à comprendre le danger qui nous menace, nous vivons désormais une sujétion évidente qui se déploie à une échelle d'une ampleur jusqu'ici inconnue. Le techno-monde enveloppant qui se répand si rapidement suggère que nous cheminons vers un contrôle encore plus profond de chaque aspect de nos vies. La prédiction formulée par Adorno dans les années 60 apparaît valide aujourd'hui : « Le système atteindra finalement un seuil - désigné, s'agissant de la société, sous le vocable « intégration » - où la dépendance universelle de tous les moments vis-à-vis de tous les moments rendra la notion de causalité obsolète. Il est oiseux de chercher ce qui a pu être une cause au sein d'une société monolithique. Seule cette société demeure la cause. » (Negative Dialectics, p.267).

Une totalité qui absorbe toute « alternative » et semble irréversible. Totalitaire. C'est là sa propre justification et son idéologie.

Notre refus, notre appel à démanteler tout cela ne suscite que de moins en moins de protestation ou d'arguments crédibles. Finalement, la réponse ressemble davantage à un « Oui, votre vision est bonne, vraie, fondée ; mais cette réalité ne disparaîtra jamais. » Aucune des victoires supposées sur l'inhumanité n'ont rendu le monde plus sûr, pas même pour notre propre espèce. Toutes les révolutions n'ont fait que conforter la domination en l'actualisant.

Malgré la progression et la chute de mesures de persuasion diverses, la production a toujours gagné ; les systèmes technologiques ne reculent jamais, ils avancent implacablement. Nous n'avons été libres et autonomes que dans la mesure où le fonctionnement de la machine le nécessitait.

Pendant ce temps, les prises de positions stupides perdurent. « Nous devons être libre d'user de certaines technologies comme des outils sans adopter la technologie comme un mode de vie. » (Valovic 2000).

« Les mondes créés grâce à la technologie numérique ne sont réels que dans la mesure où nous choisissons de jouer leur jeu. » (Downs 2005).

Malgré l'étranglement du pouvoir et quelques illusions tenaces sur le mode fonctionnement de la modernité, la Machine voit ses perspectives s'assombrir.

Il est frappant de constater que ceux qui pilotent l'organisation dominante de la vie ne tentent même plus de répondre ou de se projeter positivement.

Les enjeux les plus pressants (comme le Réchauffement Global) sont tout simplement ignorés et la propagande à propos de la Communauté (le marché plus l'isolement), de la Liberté (société de surveillance totale), du Rêve Américain (!) sont tellement fausses qu'on ne peut envisager qu'elles soient prises au sérieux.

Comme le relevait Sahlins (1977), plus les sociétés deviennent complexes, moins elles sont en mesure de relever les défis.

Le souci central de tout Etat est de maintenir la prévisibilité ; lorsque sa capacité en la matière est visiblement mise en échec, il en va de même de ses chances de survie. Quand la promesse de sécurité perd en crédibilité, c'est le dernier véritable appui qui disparaît. De nombreuses études ont conclu que de multiples écosystèmes sont plus susceptibles de connaître un écroulement catastrophique soudain que d'endurer une dégradation prévisible et continue.

Les mécanismes de cette règle pourraient bien connaître les mêmes développements.

Par le passé nous disposions d'espace pour manoeuvrer. La marche en avant de la Civilisation s'accompagnait d'une soupape de sécurité : la frontière.

L'expansion vers l'Est, à une large échelle, du Saint Empire Romain du 12ème au 14ème siècle, l'invasion du nouveau monde après 1500, le mouvement vers l'Ouest en Amérique du Nord sur la fin du 19ème siècle. Mais le système devient peu à peu « endetté du fait de structures accumulées en chemin » (Sahlins encore).

Nous sommes pris en otages, comme tout l'ensemble hiérarchique.

Le système dans son ensemble est occupé, toujours fait de flux ; les transactions se déroulent à un rythme toujours plus rapide. Nous avons atteint un niveau qui voit la structure reposer presque entièrement sur le consentement de forces dont le contrôle lui échappe plus ou moins. Un premier exemple nous est fourni par la réelle collaboration qu'assurent les régimes de gauche d'Amérique du Sud. Car la question est là moins celle du devenir de l'économie néo-libérale que de l'aptitude de la gauche au pouvoir à faire progresser le capital auto-managé et à intégrer la résistance indigène à son orbite.

Mais ces tactiques ne compensent pas le fait que la rigidité interne du système expose le futur du techno-capital à de graves risques. La crise se nomme modernité et tient à ses lourdeurs contingentes et cumulées. Chaque régime se trouve aujourd'hui dans une situation où toute solution ne fait que permettre aux problèmes de s'enraciner plus profondément. Davantage de technologie et de contrainte sont les seules ressources vers lesquelles se retourner. Le « côté obscur » du progrès apparaît comme l'identité définitive des temps modernes.

Des théoriciens comme Giddens et Beck admettent que les limites extérieures de la modernité ont été atteintes et que le désastre constitue désormais la caractéristique latente de la société. Ils conservent pourtant l'espoir, sans prévoir de changement minimal, que tout ira bien. Beck, par exemple, en appelle à une démocratisation de l'industrialisation et du changement technologique - tout en évitant soigneusement de s'interroger sur les raisons pour lesquelles une telle évolution ne s'est encore jamais produite.

Il n'est pas de réconciliation, pas de fin heureuse au sein de cette totalité et il est évidemment faux de prétendre le contraire.

L'histoire semble avoir liquidé la possibilité même d'une rédemption ; son propre mouvement défait ce qui a pu un temps passer pour la pensée critique. La leçon consiste à remarquer combien devra changer pour qu'émerge une orientation nouvelle et authentiquement viable.

Il n'y eut jamais de moment pour choisir ; le champ, le terrain de la vie change imperceptiblement de multiple manière, sans drame, mais avec un effet considérable.

Si les solutions devaient être recherchées dans la technologie cela ne ferait que renforcer le règne de la domination moderne ; c'est là une donnée majeure du défi que nous avons à relever.

La modernité a réduit le spectre autorisé de l'action éthique, en en retirant ses canaux potentiellement efficaces.

Mais la réalité, en s'imposant à nous de plus en plus alors que la crise se renforce, devient une fois de plus centrale et insistante. La pensée ronge tout parce que cette situation corrode tout ce que nous avons désiré.

Nous réalisons que cela nous appartient.

Même la vraisemblance d'un écroulement de la techno-structure globale ne devrait pas nous leurrer hors de la reconnaissance du potentiel décisif de nos rôles, de notre responsabilité d'arrêter le moteur de la destruction.

La passivité, comme l'attitude défaitiste, ne rapprochera en rien la délivrance. Nous sommes tous blessés et, paradoxalement, cette aliénation devient la base de la communauté.

Un rassemblement des traumatisés pourrait être en train de se former, en un précaire rétablissement de la fraternité spirituelle. Parce que nous sommes toujours capables de ressentir avec précision nos gouvernants ne trouvent pas le repos plus facilement que nous. Notre profond besoin de soins signifie qu'un renversement doit intervenir. Il n'est pas d'autre remède.

Les choses « suivent leur cours » en créant la catastrophe à tous les niveaux. Les individus commencent à le comprendre : le fait que les choses suivent leur cours constitue précisément la catastrophe.

Melissa Holbrook Pierson (The Place You Love is Gone 2006) l'a exprimé ainsi : "Soudainement, maintenant cela frappe, bizarrement facile à appréhender.

Nous nous dirigeons inexorablement vers le Grand Au Revoir. C'est officiel ! L'impensable est prêt à être pensé.

C'est finalement en vue après toute cette histoire derrière nous.

Dans l'abîme de ce qui reste de votre âme misérable vous la sentez venir, la perte définitive de votre chez-vous, plus grande que la cause des larmes d'une unique personne.

Le tien comme le mien, le sanglot intime, sera rejoint par des pleurs de masse..."


Misère, désolation. Il est temps de revenir là où nous n'avons jamais renoncé à vouloir être. « Etiré encore et encore jusqu'à la limite du supportable », selon la phrase de Splenger.

La pensée des Lumières, avec la révolution industrielle, est apparue en Europe à la fin du 18ème siècle et a inauguré la modernité.

Nous étions promis à la liberté grâce au contrôle de la conscience sur le destin. Mais les revendications des Lumières ne se sont pas réalisées et le projet dans son ensemble s'est révélé autodestructeur. Des éléments fondateurs comme la raison, les droits universels et les lois de la science ont été consciemment désignés comme le bannissement de la connaissance préscientifique et mystique.

Divers modes de vie fondés sur la communauté ont été sacrifiés au nom d'un autre, unitaire, uniforme et imposé par la loi. L'insistance de Kant sur la liberté au travers de l'action morale devient pourrie dans ce contexte, de même que le programme des encyclopédistes français visant à remplacer les savoir-faire traditionnels par des systèmes technologiques plus au goût du jour. Kant, cependant, pour qui la propriété était sanctifiée par rien de moins que son caractère catégoriquement impératif, comparaît favorablement l'universalité moderne à une machine industrielle et à ses produits.

Différentes figures des Lumières ont débattu des avantages et des inconvénients de l'émergence du développement moderne et ces quelques mots ne peuvent à l'évidence pas rendre justice au sujet même des Lumières. Quoi qu'il en soit, il pourrait être fructueux de garder à l'esprit cette importante conjonction historique : la naissance quasi-simultanée de la pensée progressiste moderne et de la production de masse. La perspective esquissée par Min Lin (2001) paraît dès lors pertinente : « Concilier l'origine sociale des discours cognitifs et l'idée de certitude est le pré requis implicite de l'idéologie occidentale moderne afin de justifier ou de légitimer sa position en universalisant sa base intellectuelle et en créant une nouvelle quasi-transcendance sacrée ».

La modernité s'essaie toujours à aller au-delà d'elle même, se ruant en avant comme pour rétablir l'équilibre qu'elle a perdu depuis si longtemps.

Elle est vouée à changer le futur - y compris le sien - puisqu'elle détruit le présent.

Davantage de modernité est nécessaire pour soigner les blessures infligées par la modernité !

Avec l'insistance de la modernité sur la liberté, les institutions éclairées modernes n'ont réalisé rien de moins que la conformité. Lyotard (1991) a résumé le résultat global : « Un nouveau barbarisme, un analphabétisme et un appauvrissement du langage, une nouvelle pauvreté, remodelant sans merci l'opinion par les médias, la désolation des esprits, l'obsolescence de l'âme. » Les modes massifiées et uniformisantes, dans chaque domaine de la vie, ré édictent impitoyablement le programme de contrôle de la modernité.

« Le capitalisme n'a pas créé notre monde ; la machine l'a fait. Des études laborieuses conçues pour prouver le contraire ont enseveli l'évident sous des tonnes d'imprimés » (Ellul 1964). Cela ne revient aucunement à dénier la centralité des rapports de classes, mais nous rappelle que la société divisée commence avec la division du travail. Le soi divisé mène directement à la société divisée.

La division du travail est le travail de division. La compréhension de ce qui caractérise la vie moderne ne sera jamais éloignée de celle du rôle de la technologie dans notre vie quotidienne, tel qu'il a toujours été. Lyotard (1991) jugeait que « la technologie n'a pas été inventée par les humains. C'est plutôt l'inverse ».

Le Faust de Goethe, la première tragédie relative au développement industriel, a dépeint ses plus profondes horreurs comme découlant d'intentions honorables. Faust le développeur surhumain participe d'une propagation endémique de la modernisation, qui est menacée par toute trace d'altérité/différence dans son mouvement totalisant.

Nous fonctionnons dans un champ encore plus homogène, sur un terrain soutenant toujours l'avancée de l'uniformisation et contribuant à l'élaboration d'un techno-réseau globalisé et unique. Il est pourtant possible d'éviter cette conclusion en restant focalisé sur la surface, sur ce qui est autorisé pour vivre à la marge. Ainsi certains voient Indymedia comme un triomphe significatif de la décentralisation et les logiciels libres comme une revendication radicale.

Cette attitude ignore les bases industrielles de toutes les productions de haute technologie et leur usage.

Tous les « outils fabuleux », y compris l'omniprésent et très toxique téléphone portable, présentent davantage de liens avec l'industrialisation éco-désastreuse de la Chine ou de l'Inde, par exemple, qu'avec les pages propres et lisses de Wired Magazine. Les prétentions salvatrices de Wired sont incroyables de par leurs caprices déconnectés et infantiles. Ceux qui y adhèrent peuvent seulement maintenir d'aussi gigantesques non-sens grâce à un aveuglement délibéré, vis-à-vis non seulement de la destruction systématique de la nature perpétrée par la technologie, mais également du coût humain que cela implique : des vies remplies de toxicité, d'asservissement et d'accidents industriels.

Nous observons maintenant des phénomènes naissants de protestation contre le système universel englobant toute chose, comme le « slow food », les « slow cities » et les « slow roads ». Les gens préfèreraient que le juggernaut fasse une pause et qu'il ne dévore pas la texture de la vie.

Mais la dégradation s'accélère dans sa course détruisant le monde et toute harmonie. Seule une rupture radicale infléchira sa trajectoire.

Davantage de missiles, dotés de davantage de têtes nucléaires, dans davantage de pays constitue à l'évidence un autre symptôme du mouvement général de l'impératif technologique. Le spectre de la mort de masse constitue le couronnement, la condition de la modernité, tandis que le post-humain est la techno-condition en devenir du sujet. Nous sommes le véhicule de la Mégamachine, pas ses bénéficiaires, tenus en otages pour assurer chacun de ses nouveaux bonds en avant. La technocondition se tisse pourtant. Rien ne peut changer tant que la base technologique ne le sera pas, tant qu'elle ne sera pas effacée.

Notre condition est renforcée par ceux qui relèvent - en une pose classiquement post-moderne - que le rapport nature/culture est faussement binaire.

Le monde naturel est évacué, submergée par l'emprise de la logique imparable voulant que la nature ait toujours été culturelle, qu'elle ait toujours été prête à être subjuguée. Koert Van Mensvoort's « Exploring Next Nature » (2005) relate la logique de la domination de la nature, si populaire dans certains quartiers : « Notre prochaine nature consistera en ce qui jusque là était culturel ». Au revoir, la réalité non usinée.

Après tout, proclame-t-il allègrement, la nature change avec nous. Il s'agit là ni plus ni moins que de la perte du concept même de nature - et pas seulement le concept ! Le signe « nature » savoure probablement sa popularité alors que sa substance est détruite : le tiers-monde est « exotique » etc... Malheureusement, la nature de l'expérience est liée à l'expérience de la nature. Quand cette dernière est réduite à une présence évanescente, la première est défigurée. Paul Berkett (2006) cite Marx et Engels pour montrer qu'avec le communisme, les individus « ne se contenteront pas de ressentir, ils connaîtront également l'unité qu'ils forment avec la nature », que le communisme « est l'unité d'être de l'homme et de la nature ». Le triomphe industrialo-technologique conçu comme son inverse - quel déchet productionniste bavard. En laissant de côté les orientations communistes, quoi qu'il en soit, quelle part de la Gauche d'aujourd'hui est en désaccord avec l'ode marxiste à la production de masse ? Un rapide regard au Civilization and its Discontents de Freud suggère qu'un profond et inconscient « sentiment de culpabilité produit par la civilisation » génère un malaise et une insatisfaction croissants.

Adorno (1966) considère que relève « de la catastrophe en cours la supposition d'une catastrophe originelle irrationnelle. Aujourd'hui la possibilité contenue de quelque chose de différent s'est réduite à éloigner la catastrophe envers et contre tout. »

L'échec originel, qualitatif et définitif de la vie sur cette planète correspond à la mise en mouvement de la civilisation.

Les Lumières - comme l'ère axiale 2000 ans plus tôt - ont fourni la transcendance pour le niveau suivant de domination, un soutien indispensable à la modernité industrielle.

Mais où va-t-on désormais trouver la source d'un canevas transcendant et légitimant pour d'ultérieurs niveaux de développement rapace ?

Quel nouveau royaume des idées et des valeurs peut être invoqué pour valider la ruine englobante de la modernité récente ? Il n'y en a pas.

Seule l'inertie du système lui-même ; pas de réponses, et pas de futur.

Dans le même temps notre contexte est celui d'une sociabilité de l'incertitude. Les ancrages de la stabilité au jour le jour sont en train de perdre prise alors que le système commence à montrer de multiples faiblesses. Quand il ne peut plus garantir la sécurité, sa fin est proche. Nous disposons d'une occasion historique de prendre l'avantage. Nous pouvons facilement saisir l'histoire de la malignité de la civilisation universelle.

Cette compréhension pourrait être la force dont l'apparition signalerait la possibilité d'un changement de paradigme, celui qui pourrait se débarrasser de la civilisation et nous libérer de l'habituel désir associé de domination. Il s'agit pour le moins d'un défi ennuyeux ; mais souvenez-vous de l'enfant contraint de s'exprimer face au déni public. L'empereur ne portait rien. Le charme était rompu.